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La coopérative fruitière du Val d’Arly ou comment redonner aux producteurs la maîtrise de la filière

J’ai toujours connu la boutique de coopérative fruitière du Val d’Arly de Flumet à laquelle, pendant les vacances, j’avais coutume de m’y fournir en Reblochon fermier. Fondée à la fin des années 1970, la coopérative est unique en Savoie, et pas seulement pour ses fromages. Elle regroupe aujourd’hui près de 70 producteurs de fromages AOP, une cinquante d’employés, et c’est tout : en gestion directe, la coopérative n’admet aucun intermédiaire industriel. Alors, ce jour-là, c’est armée non pas d’un sac de course mais d’un calepin que je m’y rends pour rencontrer Corine Mollier, guide interprète internationale et responsable de l’espace culturel de la coopérative, avec une question en tête : pourquoi la coopérative est-elle si différente des autres ?




Devanture de la boutique de la Coopérative du Val d’Arly à Flumet, Savoie



Une coopérative à taille humaine : pourquoi est-ce si important ?


Lorsque j’ai commencé à me renseigner sur la coopérative du Val d’Arly, j’ai réalisé qu’il était important de revenir à cette question simple, mais qui permet d’éclairer un certain nombre d’aspects sur la filière laitière et sa situation aujourd’hui: à quoi servent les coopératives et industries laitières – aussi appelées laiteries ? A ceci, on peut trouver une réponse tout aussi simple : à l’instar des coopératives agricoles, elles ont un statut d’intermédiaire entre les producteurs qui fournissent le lait, et les consommateurs – aujourd’hui, surtout la grande distribution – qui rachètent fromages et briques de lait transformé. Leur rôle est donc essentiellement d’assurer la transformation du lait puis sa vente.


Cependant, toutes les laiteries ne fonctionnent pas de la même manière : certaines sont coopératives, d’autres non. Les laiteries coopératives ont un statut spécifique qui les distinguent des autres entreprises privées: dans une coopérative, le producteur de lait est associé de l’entreprise, c’est-à-dire qu’il en est à la fois propriétaire et fournisseur. Les actionnaires d’une laiterie privée, quant à eux, ne sont pas les producteurs laitiers mais des entreprises, des fonds ou des particuliers… qui, en échange de leur investissement, attendent des dividendes.


Aujourd’hui en France, la filière du lait est dominée par 10 grandes entreprises agroalimentaires dont Lactalis, Sodiaal ou Danone. La production laitière est une activité très lucrative qui n’échappe pas à la spéculation et aux logiques financières, logiques qui vont rarement dans le sens des petits producteurs. Et depuis que les quotas laitiers (i.e. système dans lequel les prix dit « d’intervention » de la poudre de lait sont fixés au niveau de l’UE afin de réguler les volumes sur les marchés) ont été abandonnés avec la réforme de la PAC en 2015, coopératives et industrie agroalimentaires ont acquis un rôle bien plus important : ce sont elles qui désormais maîtrisent les volumes et influencent les prix.


Depuis la fin des quotas laitiers, l’industrie laitière a ainsi ouvert la voie à l’exportation et à l’augmentation de la production pour conquérir des parts du marché mondial, notamment chinois. La menace de la surproduction n’était pas loin, et aujourd’hui, producteurs et consommateurs faisons face à son coût : celui de la chute du prix du lait à l’achat, de l’uniformisation et de l’industrialisation des produits, mais aussi d’un endettement de plus en plus important des producteurs qui cherchent, pour ne pas disparaître, à agrandir leur troupeau et restructurer leurs fermes. Comment le montrent K. Laske et E. Kasalegno (Les Cartels du Lait, 2016), ce nouveau système installe peu à peu un rapport de force défavorable aux éleveurs[1] : ces derniers sont largement démunis et ne peuvent que subir les fluctuations des cours mondiaux.

Dans cet environnement, les coopératives qui permettent un revenu décent à leurs producteurs font figure d‘exception. Pourtant, elles existent : à l’image de la coopérative fruitière du Val d’Arly, il s’agit souvent de petites coopératives qui prônent le savoir-faire traditionnel et la qualité de produits protégés, à rebours de la standardisation des produits et de la course à la productivité[2].


De la production à la vente : une coopérative pour maîtriser la filière


Je retrouve Corinne dans l’espace culturel de la coopérative, à l’arrière de la boutique où s’amassent encore quelques touristes. La salle est ornée d’affiches ; des tablettes tactiles et casques audio invitent enfants et adultes à découvrir les différentes étapes de la production du Reblochon de Savoie. Corinne connaît tout sur le Reblochon. Elle est incollable sur les questions à propos du fromage local, un peu moins habituée aux miennes sur la coopérative. Mais, documents en main, elle explique, pointe du doigt des chiffres, me donne un petit monticule de prospectus.


« La gestion directe de la coopérative, elle permet à tous les producteurs de maîtriser l’ensemble de la filière : ils s’occupent eux-mêmes de la collecte du lait, de la transformation et de la vente ». De fait, la gestion directe implique de n’avoir aucun intermédiaire industriel : les producteurs laitiers qui constituent la coopérative ne font finalement que racheter leur propre lait… et cela change considérablement les choses. Cela garantit une certaine indépendance, mais permet aussi à la coopérative d’employer encore 58 salariés : « des fromagers, des cavistes, des administratifs, des emballeurs… On a toujours le savoir-faire, c’est ce qui fait la différence » m’explique Corinne.

Maîtriser la vente du fromage est aussi un avantage indéniable dans une région qui se mue en station de ski durant l’hiver. Tomme pressée, raclette, yaourt, Beaufort et Reblochon : tout est produit et vendu sur place dans les différents magasins dont dispose la coopérative dans la région, et la demande ne faiblit pas : malgré des prix assez élevés, les touristes restent très friands de ces fromages traditionnels. « C’est le tourisme de la région qui nous permet de nous maintenir. Pour les locaux, les fromages sont beaucoup trop cher » admet Corinne. La coopérative tire la grande partie de ses bénéfices de la vente des deux fromages les plus connus : le Reblochon (8 millions d’euros par année) et du Beaufort (3 millions).


Toutefois, la vente dans la boutique ne représente qu’une partie des débouchés. Environ 30% du fromage est vendu directement, le reste est revendu aux restaurants, cantines ou à des supermarchés.


La maîtrise des prix et des volumes : un atout non négligeable dans le nouvel environnement concurrentiel de la PAC


Une plus grande maîtrise de la filière implique également une plus grande maîtrise des prix et des volumes, un atout important dans le contexte de dérégulation qu’a engendré la réforme de la PAC.


A la coopérative, le prix du lait est fixé en fonction de la qualité du lait par le Conseil d’Administration de la coopérative. Ce dernier s’appuie dans un premier temps sur la grille tarifaire déterminée par le SIR (Syndicat Interprofessionnel du Reblochon), laquelle fixe à 50 centimes le litre de lait. Par la suite, le prix à l’achat du lait est ajusté en fonction du taux de matière grasse et du taux de matière protéique. Plus le lait est riche en matière grasse, plus le fromage sera de meilleure qualité, et plus le prix à l’achat sera élevé : ce sont les primes fromagères. Des échantillons sont régulièrement prélevés pour déterminer ces taux.


Mais si la coopérative peut aussi mieux rémunérer les prix et réguler les volumes, c’est aussi du fait de la labellisation AOP (Appellation d’Origine Protégée). En effet, la production de lait qui est collectée par la coopérative reste locale et circonscrite à la zone géographique AOP : le Val d’Arly, la Vallée de la Maurienne, la Tarentaise et le Beaufortain. Outre la localisation géographique, l’appellation impose un certain nombre de contraintes et de conditions, notamment concernant la quantité de lait produite par vache – plus faible que dans les exploitations qui ne sont pas labellisées, en contrepartie de prix à l’achat presque deux fois plus élevé que le lait conventionnel. Les producteurs ne sont donc pas poussés à produire plus : au contraire, la quantité qu’ils ont à produire est déterminée à l’avance, ainsi que les prix de base. « Pour garder des prix plus élevés, il faut limiter la quantité » rappelle Corinne. D’ailleurs, la coopérative est loin de ce que peuvent faire ses voisines : elle produit 1000 tonnes de reblochons par année, contre près de 16 000 tonnes par an pour d’autres.


Pour les agriculteurs, la coopérative constitue donc une sécurité non négligeable. Ils sont moins sujets à de fortes fluctuations de prix. Pour autant, la coopérative n’est pas complètement imperméable au contexte économique. Comme pour les autres coopératives, la coopérative fruitière du Val d’Arly ne peut pas complètement éviter le risque de la surproduction. Même dans la petite coopérative du Val d’Arly, la concurrence et la modernisation de la production a fait bouger les lignes : en 1969, les premiers agriculteurs membres de la coopérative laitière ne possédaient qu’une ou deux vaches. Aujourd’hui, le nombre de producteurs a beaucoup diminué, alors que dans le même temps, la production a largement augmenté…


[1] https://reporterre.net/Crise-agricole-La-responsabilite-des-industriels-du-lait-est-enorme

[2] http://www.bastamag.net/Cette-petite-cooperative-fromagere-qui-paie-ses-agriculteurs-bien-mieux-que-les

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