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Les ASAT, où comment les AMAP se sont exportées en Roumanie

En 2008, la première ASAT - Asociaţia pentru Susţinerea unei Agriculturi Ţărăneşti ou « Association pour le Soutien de l’Agriculture Paysanne », est fondée à Timisoara, sur le modèle des AMAP françaises. Depuis, le projet-pilote a donné naissance à de nouveaux partenariats à Bucarest, Arad, Cluj-Napoca ou encore Odorheiu Secuiesc. Au total, c’est une dizaine d’initiatives qui ont émergé dans l’objectif de renforcer la cohésion urbaine-rurale et sensibiliser les consommateurs à une nourriture plus saine et au sort des petits producteurs… Des objectifs tirés tout droit des chartes des AMAP. Mais comment ces projets, souvent taxés d’activités de bobo en France, peuvent-ils trouver leur public dans un pays où la population rurale constitue encore près de la moitié de la population totale[1], et le taux de pauvreté avoisine 20%[2] ?


C’est avec cette question en tête que je rencontre Sólyom Andrea, chercheuse et professeur de sociologie à l’université de Cluj-Napoca. A Oradea, ville à la frontière hongroise, elle a fait partie du groupe fondateur d’une ASAT qui rassemble depuis 2013 plusieurs groupes de consommateurs et producteurs.


Le vent de l’ouest…


La chute du communisme et du dictateur Ceausescu en Roumanie dans les années 1990 n’a pas seulement permis aux Roumains de s’ouvrir à la consommation de masse : en renouant avec l’Europe de l’ouest, le pays en voie de démocratisation a aussi découvert de nouvelles informations sur les enjeux sociaux et environnementaux auxquels fait alors face « l’ouest », et la nébuleuse d’initiatives et de projets alternatifs qui s’y développent alors. Ce n’est donc pas un hasard, si, dans la ville de Târgu Mures, le chef-lieu du comté de Mures, plusieurs associations environnementales voient le jour pratiquement en même temps au début des années 1990, avec pour cause la protection de la biodiversité et des oiseaux, la conservation de la nature ou la gestion des zones humides. A la même époque, des conférences internationales sont organisées pour sensibiliser aux problématiques environnementales ; des fondations internationales s’installent dans la jeune démocratie pour financer la transition post-moderne. L’entrée de la Roumanie dans l’Union Européenne en 2007 a accéléré la diffusion de ces projets alternatifs. Les ONG roumaines comme le CRIES, le Centre de Ressources pour les Initiatives Economiques et Solidaires, qui a impulsé la première ASAT en Roumanie à Timisoara, s’appuient en grande partie sur les réseaux et les fonds européens.


Dans sa recherche sur les projets de CSA ou Community Supportive Agriculture, Andrea a mis au jour de nombreuses initiatives et projets nés en Roumanie à l’époque post-communiste. Labels et Indications d’origine protégée comme le Transylvania Authentica Brand, fondations communautaires, coopératives agricoles et projets d’économie sociale et solidaire… Les initiatives font souvent figure de projet pilote et d’expérimentation locale de ce qui se fait en Europe de l’ouest. Mais passée la bonne volonté des initiateurs, la mise en place sur le terrain s’avère plus laborieuse.



… dans la Roumanie rurale post-communiste


Sur le terrain, la situation économique, sociale et culturelle de la Roumanie peine souvent à offrir à les nouvelles initiatives comme les ASAT un terrain fertile.


Pour Andrea, l’une des difficultés majeures est la capacité à mobiliser les citoyens. Elle se souvient des difficultés à lancer l’ASAT à Oradea. Pour elle, l’héritage historique et culturel influence encore beaucoup les pratiques et les habitudes. « Le passé communiste de la Roumanie a ses conséquences aujourd’hui, explique-t-elle. Les gens se mobilisent peu par eux-mêmes, ils ont été habitués à ce que l’Etat s’occupe de tout. » C’est notamment ce qui explique l’importance des ONG et fondations internationales pour lancer et financer les projets. Les initiatives menées de manière volontaire par un groupe de consommateur ou de producteurs ne sont pas la norme.


Difficile également pour les citoyens de se regrouper autour de valeurs et de principes qui tranchent avec les préoccupations sociales et politiques : la priorité a été et est toujours donnée à la construction d’infrastructures et au développement agricole. Dans ce contexte, protection de la nature et non-usage de pesticides peinent à trouver un soutien immédiat. « L’usage des pesticides a toujours été très répandu, renchérit Andrea. Si les agricultures n’en utilisent pas, c’est souvent parce qu’ils n’ont pas les moyens d’en acheter ! » Les ASAT tranchent aussi avec la façon de penser la consommation et la production alimentaire. Les terres redistribuées à la fin du régime communiste sous forme de petits lopins ont plutôt encouragé à perpétuer l’agriculture familiale traditionnelle. C’est pourquoi, dans les milieux ruraux, les habitants continuent souvent de produire leurs propres légumes, voire leur viande ou leur fromage. En même, temps, les supermarchés et leurs produits importés très bon marché ont réussi à s’imposer rapidement. « Même si 1/3 de la population est rurale, elle va aussi acheter en supermarché », appuie Andrea.


Entre cultures familiales et supermarchés, comment les AMAP françaises ont-elles été trouvées leur place? Les ASAT créées en Roumanie sont en effet loin d’être des échecs : à Oradea, l’ASAT auquel Andrea participe fonctionne depuis 5 ans.



Adapter les AMAP en Roumanie, sans en tuer l’esprit : le véritable défi


Andrea s’est posée la question de l’adaptation des AMAP dès les débuts de la collaboration à Oradea. « De même qu’il n’y a pas un seul modèle de CSA en France, les ASAT ont aussi leur spécificité » rappelle-t-elle. Les ASAT s’appuient sur l’agriculture familiale traditionnelle et la solidarité villageoise afin de recréer un lien semblable avec les citadins. Cependant, dans cette agriculture traditionnelle, les labels AB et la vente de paniers hebdomadaires sous contrat sont un aspect tout à fait nouveau.


« Au début, je pensais qu’il fallait adapter le projet aux habitudes roumaines, explique Andrea. Un an après, j’ai conclu qu’il ne fallait pas choisir cette voie. Si tu ne respectes pas toutes les règles, tu vas échouer », assène-t-elle. Andrea me donne l’exemple du premier système de paniers bio développé à Târgu Mures au début des années 2000. Le producteur et les consommateurs avaient été très réticents à s’engager par contrat et à payer pour l’année. Le producteur avait seulement déclaré ne pas utiliser de pesticides, mais au bout de quelques mois, il a commencé à vendre des légumes qu’ils achetaient au marché. Si le producteur qui a l’a remplacé produisait bien des légumes biologiques, il n’a, lui, pas fini la saison, sans obligation de contrat. Pour Andrea, la charte des AMAP n’est donc pas à modifier… mais c’est le public visé qu’il faut adapter.



La clé du succès des ASAT : un public aisé et européanisé et une bonne communication


L’ASAT à Oradea remplit aujourd’hui toutes les conditions des AMAP françaises : charte producteur-consommateur, produits biologiques, locaux et de saison, engagement sur un an, paiement en début d’année. Et si cela fonctionne, c’est parce que le public visé est conscient des enjeux de la production locale et a les moyens. Les groupes de consommateurs intéressés par les ASAT appartiennent souvent à la même classe sociale, et Andrea ne le nie pas : « Nous avons deux groupes de consommateurs. Le premier est constitué de docteurs, de directeurs ou d’entrepreneurs… Quand on a lancé l’ASAT, ils nous ont dit ‘voilà, on dépense cette somme d’argent par semaine pour rien, on peut les dépenser pour des produits sains et frais’. Le deuxième groupe est, lui, composé de familles avec des enfants qui s’inquiètent de ce qu’il y a dans leur assiette et qui veulent manger plus sainement. »


Cette prévalence de populations aisées et déjà convaincues des causes environnementales n’est pas nouvelle : si l’agriculture biologique et la permaculture s’affirment progressivement en Roumanie[3], c’est aussi parce qu’ils sont impulsés par la nouvelle génération qui a pu voyager ou s’informer de ces pratiques à l’étranger[4].


Le succès de l’ASAT tient aussi à la communication, tâche incontournable pour assurer le maintien de la collaboration. Andrea joue ce rôle à Oradea. « J’aide à la communication entre les consommateurs et le producteur. J’essaye de leur répondre. Je ne suis pas une experte dans ce domaine, mais je connais les personnes qui peuvent aider. » Andrea aide notamment à organiser des événements ou des conférences avec les fermiers. Les réseaux sociaux permettent de relayer les informations et les nouvelles. Pour autant, pour créer un esprit de communauté et ne pas réduire l’ASAT à de simples transactions financières, le plus efficace reste la communication directe. Andrea a pu en faire l’expérience : « la meilleure communication possible passe par le bouche-à-oreille. Les nouvelles vont vite dans les petites villes [comme Oradea, NDL]. Du coup, si tu échoues, en quelques jours, tout le monde est au courant que ton projet ne marche pas » regrette Andrea. « Le fait est que ce type d’initiative se fonde sur une nouvelle forme de collaboration auxquelles les Roumains ne sont pas habitués, conclut-elle. C’est un travail long qui demande du temps, mais au bout du compte, les résultats sont là. »



[1] Selon l’Institut national de statistique roumaine, 55,2 % de la population était urbaine, et 44,8 % rurale en 2007.

[2] 21, 1% en 2010

[3] A Târgu Mures, le premier club de permaculture a été fondé en janvier 2017

[4] Zsolt, l’enfant rebelle de retour à la (perma)culture Urbana Sanatate by Claire

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