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Belfast-Est : le jardin qui a fait germer une nouvelle communauté

Le chemin pour se rendre au jardin partagé de Belfast-Est pourrait être un voyage à lui tout seul. Il faut prendre le bus au centre-ville de Belfast, celui qui traverse le Lagan et file à l’est de la ville. Le trajet prend une vingtaine de minutes au cours desquelles les buildings du centre-ville laissent place à des maisons mitoyennes très british décorées des drapeaux de l’Union Jack. Sans aucun doute, votre regard sera attiré par les bâtiments flanqués de fresques murales qui commémorent les Troubles. Les couleurs sont criardes, rouges, bleues ; d’autres sont en noir et blanc. Elles représentent des hommes armés et encagoulés ; sur certaines, on peut aussi lire « East Belfast remembers » ou les noms de groupes paramilitaires unionistes : Ulster Volunteer Force, Ulster Defence Association. Mais ne vous laissez pas distraire, l’arrêt auquel il faut descendre est tout près : c’est celui juste en face de MacDonalds, un peu avant le petit café hipster qui a émergé il y a peu pour « régénérer le quartier ». Dans ce tableau très hétéroclite, il n’y a plus qu’à imaginer un bout de terrain grillagé, où salades, blettes et choux poussent dans des boîtes de recyclage : vous êtes arrivés à destination.



Le jardin, lieu de rencontres hebdomadaires


Depuis un an et demi, un petit groupe de bénévoles a pris l’habitude de s’y retrouver tous les mercredi matins, avec la présence d’un des jardiniers communautaires officiels de l’association en charge du jardin. Au départ en effet, le jardin avait une mission précise : réunir des groupes d’habitants, leur faire découvrir le jardinage et leur apprendre à cultiver et cuisiner leurs propres légumes, sous forme de petits ateliers. De l’aveu de Dave, le jardiner de l’association, c’est bien la faiblesse de ce jardin : les populations locales n’ont pas vraiment été impliquées dans la mise en place du jardin ; c’est l’association qui, une fois le jardin installé, s’est mise en quête de trouver des groupes locaux intéressés pour s’y retrouver et organiser des petits évènements.


Le jardin est un peu tombé de nulle part, et c’est ce qui explique les difficultés à réunir les communautés régulièrement. Alors rapidement, ce sont des bénévoles individuels qui ont pris le pas. Ils ne se connaissaient pas auparavant, pourtant ils viennent de près ou de loin du même quartier. Aujourd’hui, le petit groupe d’irréductibles ne manqueraient pas la rencontre hebdomadaire. Quand j’arrive ce jour-là, ils sont déjà tous sur place: David, le routier retraité qui m’énonce toutes les villes françaises qu’il a traversées ; Marc et son pull de Noël pour chaque semaine de décembre ; mais aussi Ann, Sara et Mustafa. Ils sont déjà à la tâche : nettoyer la serre, planter les bulbes de jonquilles, ramasser les tomates vertes qui ne pourront plus mûrir.


La naissance d’une petite communauté


Le jardinage est loin d’être une tâche anodine. Il a véritablement aidé à souder le groupe. Pendant que les mains ramassent les tomates, les langues se délient et les discussions vont bon train. On y parle du jardin, on donne des nouvelles de sa famille, ou on discute du prochain voyage organisé par l’association à Cornwall pour y visiter le projet Eden. « Des espèces de cloches en verre géantes avec un tas de plantes à l’intérieur » m’explique Sara devant mon air interrogateur.


Ils sont unanimes : ce qui est important ici n’est pas tant de produire sa propre nourriture, mais de rencontrer des personnes et de s’occuper l’esprit. La plupart d’entre eux sont retraités, au chômage ou isolés. Beaucoup sont aussi originaires de pays étrangers. Le jardin est souvent le seul moyen d’aller à la rencontre de nouvelles personnes. Ils l’avouent sans hésiter : « Ca a vraiment amélioré ma vie sociale. Tu fais quelque chose qui en vaut la peine » avoue Marc. Mustafa qui a quitté l’Iran il y a maintenant 20 ans, me confiait aussi : « sans le jardin, je n’aurai pas pu avoir d’amis ».


Le jardin est devenu comme une seconde maison. Les bénévoles y apportent des décorations fait main, ramènent des graines de leurs pays. En façonnant le jardin avec leurs mains et leur imagination, ils ont aussi créé une petite communauté et une nouvelle identité. Parce que le quartier a beau être ségrégé, marqué de drapeaux britanniques et de fresques de l’UDA, dans le jardin la question de la religion ou de l’appartenance politique n’est pas première. Les discours humanistes réconfortent. « On est d’abord tous humain, tu vois (…) Regarde, on vient de tellement de pays différents » confie Ann en triant les tomates. D’ailleurs le jardin aussi a sa fresque : une peinture verte, avec des fleurs. Ici, on est en zone neutre.


Curieusement, cette communauté s’est aussi construite en opposition aux habitants du quartier qui, eux, ne veulent pas venir au jardin. « Tu sais, m’explique l’un des bénévoles, il y a des gens qui vivent ici et qui s’ennuient. Ils vivent toute leur vie dans cette même rue. Ils ne vont jamais à l’extérieur de Belfast. Tu peux croire ça ? (…) Moi, je pourrai rester chez moi, devant la télé, mais je viens ici. ». Et un autre de renchérir : « ils sont juste trop paresseux ». En vérité, le petit groupe ne comprend pas pourquoi ils n’arrivent pas à attirer plus de personnes ici. Et c’est aussi ce qui les inquiète : en étant si peu, ils craignent la fermeture du jardin.



Maintenir le jardin et produire plus : le nouveau défi


Comme les deux autres jardins gérés par l’association où je travaillais, le jardin communautaire situé à Belfast-Est a été pensé comme une installation Ikea : tout y est facilement démontable et transportable, parce que tout pourrait disparaître du jour au lendemain si le contrat de location est rompu. En mars prochain, le contrat arrive normalement à son terme, et les bénévoles ne savent pas encore s’il sera renouvelé. Beaucoup se sentent complètement démunis. Ils ont déjà vécu la fermeture d’un jardin tout proche il y a quelques mois. L’association avait dû libérer le terrain pour un projet immobilier. « Si celui-là ferme, honnêtement, je ne saurai pas où aller » avoue Sarah.


En effet, le jardin a pris une importance significative dans leur vie. Il n’est pas seulement le lieu où ils ont construit leurs relations d’amitié. Y travailler leur a permis de gagner en confiance, voire pour certains d’apprendre à cultiver, composter ou construire des parterres surélevés, alors qu’ils n’y connaissaient rien. Il leur permet aussi de ramener des légumes biologiques à la maison, frais et gratuits. Chaque mercredi, ils se partagent en effet les fruits de leurs récoltes. Beaucoup ont découvert de nouveaux légumes « qui ont un vrai goût, pas comme au supermarché. » Et finalement, ils veulent produire plus, voire même vendre les herbes aromatiques. C’est leur double ambition : garder le jardin et le prendre en charge eux-mêmes.

Dave, le jardinier de l’association en est bien conscient. Son rôle s’est effacé progressivement tandis que les bénévoles gagnaient en autonomie. C’est d’ailleurs l’objectif affiché de ces jardins temporaires : donner les leviers d’actions aux communautés pour ensuite les laisser gérer le jardin par eux-mêmes. En pratique cependant, le jardin reste dépendant des subventions gouvernementales que reçoit l’association. C’est elle qui fournit outils et compost, qui a signé le contrat de location et qui en est responsable légalement.


Aujourd’hui, le destin du jardin et de ses bénévoles n’est toujours pas scellé, et l’espoir toujours permis. Comme l’expliquait un des bénévoles : « Je sais que les circonstances changent. Peut-être que j’aurai le 6ème numéro samedi soir et que je pourrai racheter le jardin et le garder pour tout le monde. Je pourrais faire ça. Si je gagne au loto, j’achèterai le terrain. (…) On ne sait jamais. »


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