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Belfast-Ouest : le jardin partagé face au diktat de la "régénération économique"

En étant non seulement la zone concentrant le plus grand taux de pauvreté de l’agglomération, Belfast-ouest est aussi la partie de la ville qui a le plus souffert des Troubles. Les crispations se sont notamment concentrées autour de deux grandes rues : Shankill Road, protestante, et Falls Road, catholique. Les fameuses peacelines ou murs de la paix séparent encore les deux quartiers et sont devenues aujourd’hui des sites touristiques incontournables, un business dont les compagnies de taxi se sont d’ailleurs rapidement emparées. Lorsque je parcours la rue pour la première fois avec toute cette histoire en tête, je suis surprise. Loin de mes apriori, la rue que j’emprunte est très fréquentée, les friperies et petits commerces aussi. C’est aussi ici, le long de Shankill Road, que l’on peut trouver un jardin, grillagé, cadenassé, et qui donne directement sur la route. La vaste serre qui occupe une bonne partie du terrain attire encore le regard des passants qui, intrigués, s’y attardent parfois. Lorsque je m’y rends aujourd’hui, il y a seulement Bob, le coordinateur du projet.




Géré par la même association que le jardin à l’est de Belfast, le jardin sur Shankill Road s’est aussi vu attribué deux grandes missions : redonner à un terrain en friche une nouvelle utilité, et encourager à des modes de vie « sains » et plus « durables ». De ce point de vue, et de l’aveu de Dave le jardinier communautaire de l’association qui a chapoté le projet, ce jardin est l’un des plus réussis. Un groupe de résidents, auquel appartient Bob, a été impliqué dès les débuts dans le design puis l’organisation du jardin. Depuis, pas moins d’une vingtaine de groupes locaux – des groupes scolaires, des personnes âgées, des scouts, y viennent régulièrement pour assister à des petits ateliers de jardinage ou d’arts créatifs organisés par Bob et Dave. Depuis un an, Stewart, un jardinier est même employé à temps partiel pour prendre soin du jardin et aider à l’animation des ateliers.


Un jardin pour aider à la réintégration… des locaux


Le jardin a acquis progressivement le rôle d’une plateforme que les groupes utilisent pour réaliser chacun leur « projet ». Le terme de « projet » qu’utilise Bob pour m’expliquer le fonctionnement du jardin est loin d’être anodin. Il détermine le planning d’utilisation du jardin, comme son organisation matérielle : des parcelles sont délimitées et réservées aux groupes réguliers ; et les groupes locaux ne peuvent accéder au jardin sans la présence de Bob, Stewart ou Dave. Le plus souvent d’ailleurs, les groupes ne viennent pas en même temps : les sessions sont prévues plusieurs semaines à l’avance.


Sous le terme de « projet » se cache aussi une autre notion : celle d’ « objectif » et de « résultat ». « Les jeunes, ils ont aussi leur petit projet. Ils peuvent voir le résultat à la fin, ils sont contents » m’explique Bob. Sous cet impératif de résultat, le projet doit avoir une utilité sociale ; et par là, les adhérents au jardin, en se sentant impliqués dans un travail qui « en vaut la peine », acquièrent eux un rôle et une place dans la société. Bob est ainsi particulièrement fier du travail qui a été accompli avec un groupe de jeunes. « Ces enfants, on disait d’eux qu’ils n’étaient pas bons, qu’ils ne faisaient rien de bien. Ils n’avaient pas de diplômes, ils avaient échoué aux examens… me raconte Bob. Mais on les a emmenés ici. Au début, ils ne voulaient pas participer. Ils restaient assis, à jouer sur leurs portables. Mais dix minutes plus tard, ils étaient là, à planter et à remuer la terre. Et à la fin, ils demandaient à revenir ! »


Le rôle du jardin et les projets accomplis sont souvent salués par le voisinage, mais cachent un fait important : les ‘locaux’ sont majoritairement tous de la même communauté religieuse, même si Bob me confirme qu’ « il n’y a pas de questions religieuses, c’est juste du jardinage. » Mais il admet que l’ensemble des groupes qui se rendent au jardin partagé sont protestants, parce qu’ils viennent du même quartier et de la même communauté locale. « Si un groupe catholique vient ici, parce qu’il a un projet, c’est bon. Mais ce jardin est pour les locaux. Si tu veux cultiver un jardin, tu le fais dans ton quartier. C’est ainsi. »


Un jardin pour revaloriser l’image du quartier


Le jardin joue aussi un rôle important pour le quartier en rompant la dynamique de bâtiments gris et recouverts de fresques commémoratives des Troubles. Bob me fait faire le tour du jardin, me montre les différents bacs et parterres. « Ça n’est pas très beau maintenant, avoue-t-il. Mais en été, tout le jardin est recouvert de coquelicots. C’est vraiment chouette. Les passants, ils peuvent voir toutes ces couleurs, ils peuvent voir quelque chose de joli. »


Pour autant, le jardin partagé de Belfast-Ouest ne veut pas rompre avec son histoire. Le choix des coquelicots par exemple n’est pas anodin. Ils sont utilisés pour commémorer la bataille de la Somme, comme sur de nombreux mémoriaux dans la ville. Il en est de même pour les pneus, décorés et utilisés pour y planter des fraises. En Irlande du Nord, ils sont traditionnellement utilisés pour construire des bonfires, d’immenses feux de joie qui célèbrent la victoire, en 1690, du protestant Guillaume III d’Orange sur Jacques II d’Angleterre, roi catholique. Souvent associés à des comportements antisociaux et à des tensions entre communautaires, les pouvoirs publics cherchent de plus de en plus à les maîtriser et à transformer les grands bûchers en événements conviviaux ouverts aux familles.



Source:GroundworkNI


Dans le quartier protestant de Shankill, les bonfires sont une tradition que l’on cherche à faire évoluer. « Tu vois les palettes de bois et les pneus ici, ça faisait partie des bonfires, me montre Bob. Quand on a commencé le jardin, on s’est dit ‘faisons quelque chose de positif avec ça’. Non pas que les bonfires sont négatifs, mais ils le sont dans les médias. On voulait montrer qu’on pouvait faire autre chose avec. » Pour Bob, cela participe à régénérer l’image du quartier, à lui donner un aspect plus accueillant. Pour autant, parce pour beaucoup le jardin ne participe pas à la régénération économique du quartier, il est aussi soumis à des pressions et des difficultés.


Un jardin soumis au diktat de la régénération économique


Comme l’ensemble des jardins partagés créés par l’association locale, le jardin de Belfast-Ouest a été conçu comme un lieu temporaire. Bob me le rappelle d’ailleurs très rapidement. « On a voulu faire quelque chose ici, occuper l’espace et le rendre plus attractif jusqu’à ce qu’on ait des maisons, des magasins, qu’on construise quelque chose et qu’on utilise vraiment cet espace. »


Pour Bob, il est clair que si une entreprise privée ou les pouvoirs publics souhaitent utiliser l’espace pour un projet plus ambitieux, le jardin devra fermer. Bob est aussi convaincu par le discours dominant de la nécessité d’avoir des commerces et des maisons. « On a besoin de régénération » me répète-il. Je sais que beaucoup de groupes utilisent le jardin, mais on a besoin de relancer le quartier avec des magasins, plus qu’un simple jardin… parce qu’on peut faire quelque chose d’autre que le jardin ici ».


Pourtant, le jardin de Belfast-Ouest pourrait bien rester plus longtemps que ce le bail prévoit, notamment parce que c’est le plus abouti et le mieux intégré. Bientôt, le jardin franchir d’ailleurs un nouveau pas : vendre une partie de la production de fruits et légumes pour pouvoir financer l’achat de matériel et continuer le jardin sans l’aide de l’association. « L’idée, conclut Bob, plus optimiste, c’est de continuer à avoir le jardin un peu plus longtemps ! »


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