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Belfast-Nord : le jardin impossible à partager ?

Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de me rendre à ce jardin au Nord de Belfast, pour la raison essentielle qu’il n’est pas facilement accessible. Impossible d’y arriver en tant que simple touriste ou de tomber dessus par hasard : le jardin est caché au milieu d’un quartier résidentiel protestant, derrière un complexe utilisé par des groupes communautaires pour l’organisation d’ateliers ou de réunions. Il est aussi difficile d’accéder à son histoire : ici plus qu’autre part, le sujet est tabou. Lorsque je ne les censurais pas moi-même, certaines questions étaient éludées. Au mieux, il me fallait décrypter des « You know what I mean… ». Malgré tout, ce jardin s’est révélé être un exemple fascinant pour comprendre les difficultés et le chemin à parcourir pour rassembler des populations très différentes autour d’une même passion : le jardinage urbain.



Un jardin qui cristallise les tensions passées


La localisation de ce jardin, avec ses quatre parterres surélevés et sa serre, ne doit rien au hasard : il a été en effet implanté en 2010, en lieu et place d’un ancien bar où se réunissait les membres de l’UDA, la Ulster Defence Association, force paramilitaire qui a violemment affronté, durant la période la plus vive du conflit nord-irlandais, l’IRA, groupe nationaliste. Cette information, pourtant extrêmement utile pour comprendre les difficultés de l’organisation du jardin, ne m’a été avouée qu’à demi-mot par Eva, l’une des employées du complexe accolé au jardin. « Le fait que ça ait été un pub avant, ça joue aussi, m’explique Eva, en pesant bien ses mots. Ca a provoqué quelques difficultés. Certaines communautés ont pu avoir des difficultés avec ça, parce qu’on a gardé le nom du pub pour le jardin. Donc je pense que oui, certaines personnes peuvent ne pas se sentir accueillies ici. »


En outre, bien qu’installé et animé par une association de développement local, le jardin a été « commandé » par un groupe communautaire composé exclusivement d’hommes de confession protestante, et se réunissant régulièrement dans le complexe bâti dans le quartier il y a quelques années. Avec ses salles de réunion, son salon de coiffure, et maintenant son jardin partagé, le bâtiment suit la volonté politique d’effacer les traces des violents affrontements qui se sont joués au nord de Belfast.


Mais malgré la volonté politique de réconciliation et de soutien aux communautés, la partie nord de la ville est toujours morcelée en petits quartiers unionistes et nationalistes, dont les frontières restent souvent hermétiques. C’est ce qui explique notamment le nombre important de jardins partagés dans cette partie de la ville : même au sein d’une même communauté religieuse, chaque groupe a souhaité avoir le sien. C’est ce que m’explique Eva : « Il y a beaucoup de jardins dans le quartier. Il y a le jardin organisé par la mairie qui est juste à une cinquantaine de mètres ; il y a aussi le jardin de l’école, et à côté le jardin d’une autre communauté. Je pense qu’il y a trop de jardins et pas assez de personnes intéressées. »


Ce constat pose une question essentielle : les « jardins partagés » sont-ils vraiment partagés quand ils sont appropriés presque exclusivement par une communauté ?


Le constat d’un échec ?


Pour Eva, comme pour le jardinier communautaire de l’association qui anime les ateliers, le jardin du Complexe est un demi-échec. Depuis un an, le jardin a certes réussi l’exploit d’accueillir, en plus du groupe initial d’hommes, un nouveau groupe de femmes de confession protestante mais aussi catholique. Un exploit à nuancer cependant, parce que les deux groupes ne se mélangent pas, et le planning est organisé de telle sorte qu’un jour est réservé pour chaque groupe. Pour Eva, cela tient à la fois à une habitude – « Vendredi, ça a toujours été le jour pour le groupe des hommes, et jeudi le jour pour le groupe des femmes », qu’à un manque de volonté.


Quand je demande à Eva si les deux groupes pourraient se rencontrer à l’avenir, sa réponse est pour le moins surprenante : « Ils ne pourraient pas… ils ne voudraient probablement pas de se rencontrer. Ils n’ont pas nécessairement de travail à faire ensemble dans le jardin. Ils ne voient pas le besoin de travailler ensemble. Tu vois, l’un des groupes est déjà mixte du point de vue de la religion, et l’autre est composé d’hommes qui viennent d’ici, donc ils n’ont pas probablement pas les mêmes objectifs et pas de synergie pour faire quelque chose ensemble ».


Et Eva continue de m’expliquer que l’idée initiale pour le groupe des hommes était de « retrouver une activité », car beaucoup d’entre eux sont au chômage, ou ont parfois effectué un séjour en prison, tandis que pour les femmes, l’activité est davantage « récréative, c’est un passe-temps ».





Mais le jardin a bien un impact… plus personnel


Ce constat est pourtant loin d’être partagé par les membres du groupe des femmes que j’ai pu rencontrer. Elles admettent que venir dans ce jardin n’a pas été facile au début. Elles ont d’abord préféré se rendre au jardin de Belfast-Ouest (lien), où elles se sont senties plus légitimes de se rendre, et ce même s’il est aussi situé dans un quartier protestant. Dave, le jardinier communautaire de l’association qui les accompagne toujours au jardin en témoigne. « Aller à ce jardin à l’ouest leur a permis de prendre confiance. Ça a été plus facile d’aller ensuite au jardin du complexe de leur quartier, même si au début, elles étaient effrayées d’entrer dans le bâtiment [étape nécessaire pour accéder un jardin, NDL] et me demandaient de vérifier avant s’il n’y avait personne qu’elles pourraient croiser. Mais aujourd’hui il n’y a pas plus de problème ».


Katie est l’une des membres du groupe de femmes. Pour elle, le jardin est une bonne chose pour le voisinage, parce que malgré tout, « deux communautés très différentes l’utilisent. Et puis, quand tu passes devant en été, avec toutes les fleurs, le jardin donne une bonne impression ». Mais les raisons pour laquelle elle tient au jardin sont plus personnelles, comme d’autres membres me l’ont confié. Le jardinage leur a en effet permis de gagner confiance en elles. Katie me raconte qu’elle pensait ne jamais rien pouvoir faire de ses mains. « J’ai beaucoup aimé quand Dave nous a montré comment peindre des pneus et y planter des graines. Tu sais, avant j’avais des plantes en plastique, et même ça je les tuais ! Maintenant, je sais comment planter, entretenir une vraie plante. Je vais cultiver des framboises cette année ! » me raconte-elle en riant.

Les autres membres évoquent aussi la possibilité de faire de l’exercice – « quand tu creuses, tu ne te rends pas compte que tu fais du sport ! », d’apprendre des choses nouvelles toutes les semaines, et de pouvoir se fournir en produits frais et goûteux. Pour elles, le jardin a sa place dans le quartier, et elles sont déterminées à le conserver, à l’ouvrir plus longtemps chaque jour, y inviter les enfants, et y planter plus de fleurs. Et Katie de conclure : « parce que c’est toujours mieux de jardiner ensemble que de s’affronter les uns contre les autres ! »


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